Les jeunes et les rites de passage

– extrait de la thèse de doctorat du Dr. Joseph Balland –

Que reste-t-il des rites de passage dans nos sociétés modernes ? Qu’est-ce qui à notre époque aurait une valeur symbolique de changement de statut, de promotion vers une nouvelle étape de la vie, permettrait d’acquérir de nouvelles compétences sociales, le tout sous contrôle d’une autorité naturelle et imposée à tous les individus d’une classe d’âge? La question mérite d’être posée.

Une première réponse s’incarne dans la scolarisation. Selon J. Gleyse, Professeur des Universités à l’IUFM de Montpellier, il existe plusieurs moments forts de la vie d’un jeune:

L’entrée à l’école primaire (6 ans). L’école primaire constitue bien la première école où il s’agira de « souffrir pour grandir » et de contrôler notamment ses déplacements et ses sphincters dans la perspective de la lecture et de l’écriture.

Un deuxième moment fort réside dans le passage de l’école primaire (10 ans) au collège (11 ans). La transition du CM2 à la 6ème implique bel et bien un rite de passage il faudra entrer dans un nouvel établissement avec des règles sensiblement différentes et, surtout, il faudra passer d’un maître unique (aidé par quelques intervenants extérieurs en langue et parfois en Sport), à une pluralité d’enseignants, mais aussi, d’un groupe, souvent stabilisé depuis plusieurs années à l’école primaire, à un nouveau groupe de pairs, en général constitué d’un mélange d’enfants de plusieurs communes, ne se connaissant pas.

Enfin, le passage au lycée puis à l’Université fait glisser de la loi externe à la loi interne dans un « changement d’identité » et dans l’acquisition d’une autonomie psychique puis matérielle. C’est le lieu de l’orientation et du projet personnel, et donc aussi celui de la sélection et de la stigmatisation. La pression de la réussite est donc bien présente. En outre, c’est également le temps des premiers rapports sexuels (en moyenne à 17 ans) qui matérialise un autre temps fort de l’entrée dans le monde des adultes.

En dehors de la scolarisation, il existe un grand nombre de rites plus ou moins solennels et codifiés comme les remises de diplômes, le permis de conduire, les rites religieux, le bizutage, le mariage..La grande différence entre ces rites et les rites de passage se situe dans la systématicité du rite dans la société donnée. En effet, ils ne sont nullement imposés et relèvent de l’expérience personnelle de chacun.

De manière générale, on observe une diminution des rites de passage solennels (de type religieux notamment) et l’apparition de rites moins codifiés en remplacement comme peuvent l’être les conduites à risque. Nous reviendrons sur cette analogie et la développeront dans un prochain chapitre en soulignant ses limites.

Soulignons pour finir que, bien que le nombre de rite initiatique diminue dans notre société, la symbolique et les valeurs associées perdurent à travers le cinéma, la littérature ou les contes, toujours très présents dans l’univers culturel des adolescents. Ainsi la quasi totalité des héros naissent en personnes ordinaires, pour subir par la suite des épreuves qui vont révéler leurs valeurs intrinsèques et consacrer le retour triomphal à la collectivité.

Le Roi Lion relate les rites de passage de Simba, un jeune lionceau héritier présomptif du Royaume des Lions, gouverné avec sagesse par son père Mufasa. À la mort de celui-ci – dans une spectaculaire scène de panique collective – , son frère, le diabolique Scar à l’origine du complot, convainc Simba qu’il est responsable de la mort de son père. Tandis que Scar s’empare du Royaume des lions, aidé de ses hyènes-laquais, Simba part en exil (phase de séparation) et est pris en amitié par Timon la mangouste et Pumbaa le phacochère ou il va vivre jusqu’au début de l’âge adulte (phase de réclusion). Finalement, pressé par sa petite amie d’enfance Nala, par Rafiki le vieux et sage babouin, et (lors d’une scène rappelant Hamlet) par le fantôme de Mufasa, Simba revient réclamer son héritage et rétablir l’harmonie perdue (phase d’agrégation ou retour à la collectivité).

Les conduites à risques, passage obligé?

Étymologie du mot risque et concept de conduite à risque

L’origine étymologique du mot risque est risco qui exprime dans la terminologie des lois maritimes, le « danger lié à une entreprise » et dans la tradition militaire, la « chance ou la malchance » du soldat. De nos jour le mot risque est trop souvent associé au seul danger, à ce qui est périlleux ou engage une menace vitale. Le risque est intimement lié à la notion d’entreprise, d’où provient la notion d’expérience. On peut rappeler que le mot expérience (experiri ou ex-periri) renvoie au fait de sortir du danger ou de l’avoir traversé et plus globalement d’essayer ou de faire ses preuves.

Le concept de conduite à risque se définit par « la recherche répétée du danger, impliquant pour un sujet la mise en jeu de sa propre vie ». Cependant, si les conduites à risque à l’adolescence ont en commun de pouvoir léser ou entraver l’avenir psychique, physique ou social de l’adolescent, elles ont d’abord pour but de permettre son affirmation, de témoigner d’un changement de statut, d’obtenir la reconnaissance de ses parents et l’admiration de ses pairs, comme le précise R. Courtois.

Adolescence et risque

La prise de risque est normale pendant l’adolescence. Elle peut correspondre à une volonté de manifester une indépendance (y compris à travers des actes transgressifs) et une recherche d’autonomie, un désir de renouveau, un refus d’envahissement face aux fantasmes d’intrusion ou de pénétration, aux sentiments de passivité et de soumission infantile.

Elle peut permettre de repousser ses propres limites et contraintes, et d’agir sur son environnement pour tenter de se l’approprier. Elle peut aboutir à une meilleur connaissance de soi et de l’autre et favoriser le travail de différenciation en s’affirmant comme un être unique. Dans certains cas, elle résulte d’une recherche d’identification à l’adulte ou aux représentations qu’il véhicule, comme le souligne Robert Courtois.

La prise de risque pourrait donc, si elle est adaptée, contribuer à affirmer la valeur de l’adolescent et à le construire aux yeux de ses pairs, voire de ses parents. Elle pourrait dans ce sens devenir structurante et avoir valeur de rite de passage.

Cependant, le cumul de conduites à risque tend également à dévoiler un état de souffrance, comme l’attestent les travaux de Biglan et Al. datant de 1990. Les adolescents les plus vulnérables semblent plus exposés à mettre en œuvre des conduites à risques plus dangereuse et/ou moins structurantes.En outre, la consommation d’alcool constitue une forme de conduite à risque très courante. Mais peut-elle être adaptée et constructive pour l’adolescent? Comment éviter qu’elle constitue une porte d’entrée vers une conduite addictive ultérieure? C’est une des raisons qui incite les médecins à vouloir dépister l’usage nocif d’alcool, à distinguer l’expérience de la pathologie, raison qui motive pour partie ce travail de thèse.

Les conduites à risques, équivalence moderne de rite de passage ?

Il existe manifestement des points communs entre conduites à risque et rite de passage initiatique, comme nous l’avons brièvement évoqué précédemment. La recherche d’une reconnaissance par la famille et les pairs, la quête d’un statut nouveau, l’épreuve physique violente avec parfois marquage du corps sont autant de points communs aux deux. La finalité commune étant la construction identitaire et l’accession à la condition d’adulte.

Cependant, des divergences apparaissent très nettement. Nous essayerons de les mettre en évidence en reprenant les dimensions essentielles du rite de passage.

La première divergence est l’absence quasi constante des adultes dans les conduites à risque des adolescents actuels, d’où l’absence de transmission des règles de vie communes régissant les rapports entre individus et l’absence de reconnaissance social.Hors la supervision des ainés est un éléments clé, le rite ne s’effectuant jamais entre les membres d’une même classe d’âge. En effet, la dimension sociale du rite de passage est prépondérante. Il s’agit d’obtenir une place nouvelle dans la société et donc doit se faire au yeux de tous et particulièrement des ainés, détenteur du pouvoir et garant de l’ordre établi.

Les conduites à risque sont presque toujours le fait d’adolescent seul ou de son groupe de pairs. On parle de socialisation « intime » entre pairs.

La seconde divergence est l’absence d’échelonnement, de gradation dans les épreuves. Le corollaire est donc le risque non maitrisé, la réussite de l’épreuve est loin d’être assurée, avec parfois la blessure, la dépendance ou la mort pour issue.

La troisième différence tient compte du fait que le rite est collectif alors que la conduite à risque est individuelle. L’acte est donc singulier et n’a de valeur que pour celui qui l’ose. De plus, à la différence du rite initiatique, la conduite à risque ne fait pas référence à un mythe fondateur et ne semble aucunement la pierre angulaire d’une histoire « sacrée ».

Ces divergences laissent penser qu’en dehors d’une organisation sociale et symbolique du rite de passage, l’adolescent ne peut trouver que difficilement de sens en termes de réponse pérenne et maturante, d’où peut-être la répétition des conduites à risque, pour David Le Breton.

En outre, les limites de l’analogie entre rite de passage et conduite à risque (dont l’ivresse aiguë) fait percevoir la conduite à risque comme un rite de passage dénaturé ou perverti en ce sens que ce phénomène s’est répandu en lieu et place du rite quasiment disparu dans nos sociétés. « Comment ne pas croire que la violence du risque ne renvoie pas à la violence du rite ? », pour le dire autrement. A la différence essentielle que le rite se confronte à la mort d’une façon plus symbolique que directe et donne du sens à la prise de risque. La rupture et les conduites à risque n’ont de sens que si elles permettent l’agrégation à la communauté d’origine avec prise en compte d’un nouveau statut, et sont donc transitoires.

Prenons l’exemple du film « Into the wild » réalisé par Sean Penn en 2007. Ce film, inspiré de la vie réelle de Christopher McCandless, raconte l’histoire d’un jeune homme promis à un brillant avenir qui décide de tout quitter pour un voyage initiatique (phase de séparation). Le début du film nous apprend qu’il a des relations très difficiles avec ses parents et notamment son père qu’il voit comme autoritaire et inaccessible. Il apprend qu’il est l’enfant illégitime d’une union hors mariage et cette révélation l’ébranle profondément.

Il part en quête de grand espace et, au-delà, en quête de lui même. Il accomplira un grand périple à travers les Etats-unis qui le mènera vers son but ultime : l’Alaska. En chemin, il rencontre des personnes atypiques qui deviendront comme une seconde famille. Cependant, rien ne peut entamer sa détermination à aller dans le grand Nord, au mépris du danger et malgré son inexpérience de la vie sauvage. Cette vie représentera sans doute une phase de transition, phase pendant laquelle il va se remettre en question dans sa quête du bonheur après avoir été ébranlé dans ses convictions absolues et son choix de vie. Cependant, le retour n’aura jamais lieu car Christopher ne pouvant franchir une rivière en crue meure de dénutrition et d’empoisonnement aux baies sauvages, ce qui confère l’aspect dramatique du film.

Ainsi, cette prise de risque matérialisée par le voyage pouvait trouver son sens, dans l’idée de se confronter avec la nature sauvage, de mesurer sa valeur face à l’immensité. La prise de risque était probablement démesurée, à la hauteur de ce que l’adolescent avait à dépasser, prouver, retrouver. Mais mal préparée et non encadrée, elle aboutie à une mort tragique.

En résumé de cette partie, notons le lien existant entre prise de risque et rite initiatique. Si le rite comporte bien souvent une prise de risque, la prise de risque isolée n’est en aucun cas initiatique car dépourvue de reconnaissance sociale. La découverte de l’alcool à l’adolescence constitue sans conteste un forme de prise de risque. Mais pourrait-elle devenir initiatique et sous quelles conditions ?

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