– extrait de la thèse de doctorat du Dr. Joseph Balland –
Il n’est pas inutile de se demander dans quelles circonstances historico-sociales est apparu ce personnage aujourd’hui omniprésent dont la naissance est à la fois ancienne et récente : l’adolescent. Le monde antique, à l’apogée de la civilisation gréco-romaine, a connu des figures de l’adolescence qui sont proches des nôtres. Ce n’est pas un hasard si le culte de l’éphèbe a coïncidé avec le siècle d’or de la Grèce. C’était une société en pleine mutation qui inventait la démocratie et l’individualisme en fondant sur sa jeunesse les plus grands espoirs de progrès.
Mais cet adolescent a disparu de l’échelle des âges pendant des siècles, pour réapparaitre réellement au siècle des Lumières sous la plume de Rousseau par exemple.
Nous verrons plus loin que les cultures archaïques ou traditionnelles, comme d’ailleurs jadis les classes pauvres de notre société, ont toujours fait en sorte que cet âge soit réduit à sa plus simple expression.
Plus une société évolue vers le modèle occidental, libéral-individualiste, fondé sur une division de plus en plus grande du travail d’une part, sur la disparition de la famille étendue et le libre-échangisme sexuel d’autre part, plus l’échelle des âges se diversifie, l’adolescence tendant à y occuper une plus grande place. Dans les civilisations traditionnelles, c’est le grand âge qui jouit des plus grands privilèges.
Afin de mieux comprendre l’adolescence aujourd’hui, nous tenterons d’exposer le rôle central du rite de passage dans les sociétés traditionnelles opposé à une « ritualité détraquée» dans les sociétés modernes. Cette approche nous permettra d’appréhender une signification de la prise de risque diamétralement opposée, et à proposer ainsi une explication du phénomène adolescent actuel.
Le sens du rite de passage dans les sociétés traditionnelles
Toutes les sociétés se sont préoccupées d’organiser le passage de l’enfance à l’âge adulte en proposant aux adolescents un modèle initiatique aussi efficace que possible pour réaliser de la façon la plus économique les transformations inhérentes à cet âge.
Si on se réfère aux sociétés dites primitives, on est frappé par l’universalité de ce qu’il est convenu d’appeler les « rites de passage », comme l’explique VAN GENNEP. Comme le rappelle Claude LEVI-STRAUSS: « Les sociétés archaïques les plus différentes à travers le monde conceptualisent de façon identique les rites d’initiation ». La finalité des rites est claire : il s’agit pour les adultes d’intégrer les adolescents au groupe social en leur imposant des épreuves violentes qui exigent une soumission totale, où le corps est directement concerné, recevant les marques tangibles qui doivent le situer dans la lignée des sexes et des générations, en même temps que le sujet reçoit un enseignement destiné à l’introduire aux secrets de la tradition.
Le schéma initiatique comprend les trois phases que VAN GENNEP a rendu classiques : séparation, réclusion en marge ou limen (liminalité, seuil), agrégation et retour.
La séparation est toujours brutale. Vers la douzième année en moyenne, l’enfant est littéralement arraché à sa famille. Tout le monde feint de croire qu’il ne reviendra pas, qu’il est promis à une mort presque certaine.
La phase de réclusion est assimilée sans équivoque au retour dans le ventre maternel. Les néophytes, le plus souvent complètement nus, sont enfermés dans un lieu clos où ils sont tenus de rester cois et immobiles. Ils sont convoqués à recevoir un enseignement polyvalent aussi bien social, moral, religieux que « technique » qui les introduit au monde des croyances, des pouvoirs occultes, de la magie et des mystères de la filiation, de la sexualité et de la génération. Ce qui est le plus impressionnant à nos yeux, c’est l’extrême violence des épreuves tant physiques que psychiques imposées au jeune adolescent.
Le postulant est généralement menacé de mort et des pires sévices sur un mode qui n’a rien de ludique; on le roue de coups, on le mutile, on lui pose des devinettes impossibles à résoudre, on se moque de son ignorance, on s’acharne à le mener aux abords de la folie en le soumettant à des injonctions plus paradoxales les unes que les autres. Les marques corporelles ne manquent jamais. Circoncision, excision, infibulation et autres mutilations visent, selon l’opinion majoritaire des anthropologues, à conférer un statut d’adulte en supprimant les signes d’ambiguïté sexuelle propres à l’enfance, le prépuce et le clitoris étant considérés comme les vestiges ridicules et honteux du sexe opposé.
La deuxième phase de l’initiation se termine par des rites qui miment l’accouchement et qui font par là clairement entendre à l’initié qu’il est définitivement mort à sa condition d’enfant, radicalement séparé du monde maternel et affranchi de la bisexualité.
L’agrégation ou retour consacre la réinsertion sociale. Nonobstant le fait qu’ils sont désormais reconnus comme adultes à part entière, les initiés sont généralement accueillis comme des bébés qui doivent être portés et qui doivent tout réapprendre à partir de zéro, jusqu’au nom de leurs proches qu’ils sont censés avoir oublié.
Chez les Massaï, peuple d’Afrique de l’ouest, l’adolescence débute chez le garçon par la circoncision ou Emorata. L’adolescent se peint alors le visage en blanc ; il devient « Moran ». Pendant au moins 7 ans, il recevra l’éducation de guerrier. Il vit à l’écart avec ses congénères, garde les troupeaux. Le retour est consacré par une grande fête, l’Eunoto, pendant 4 jours. Il est désormais considéré comme adulte et peut se marier.
On se rend bien compte que toutes les épreuves subies à travers les rituels de passage, sevrage brutal d’avec le monde de la mère, perte de l’enfance, rivalité dangereuse avec les aînés et les pairs, acquisition d’une identité sexuelle stable et différenciée, purgée de l’ambiguïté bisexuelle, confrontation avec l’autre sexe (souvent le mariage succède au passage) sont fondamentalement des opérations psychiques internes, superposables aux stades décrits par la dynamique freudienne.
Le rite permet que ces opérations soient tout entières extériorisées et que, prises en charge par les adultes, elles réalisent en un temps record le dépassement de la problématique cruciale de l’adolescence qu’on peut résumer en trois points: passer du statut d’enfant asexué à celui d’homme ou de femme, spécifiquement sexué, acquérir une identité ferme fondée sur une délimitation nette du moi considéré comme l’instance capable de faire la distinction entre l’espace (psychique) du dedans et celui (mondain) du dehors, assimiler les règles qui président aux échanges sociaux. Le rite permet également de superposer l’idéal du moi avec l’idéal du groupe, d’affirmer la primauté du collectif sur l’individuel. C’est une véritable étape de socialisation, qui permet à la société de contraindre l’individu d’adopter des comportements conformes à ses valeurs et normes. En ce sens, les rites de passage apparaissent comme d’important vecteur de contrôle social, selon L.Bruti, anthropologue au CNRS.
La thèse proposée par Martine Stassart, anthropologue, défend l’idée selon laquelle le rite de passage équivaut à maintenir et consolider les acquis de la période de latence. Cette période qui s’étend de 6 à 12 ans environ, peut se concevoir comme une période « bénie » entre les tempêtes de la petite enfance et les turbulences de l’adolescence. L’enfant, idéalement, a surmonté ses angoisses de séparation, sait qu’il existe et qui il est, a renoncé à la toute puissance, résolu son Œdipe, construit une bonne base narcissique, résisté tant bien que mal à la frustration et il commence a intégrer la notion de mort. Son intelligence et son psychisme sont disponibles, tout étant refoulé ou sublimé, pour goûter les apprentissages, assouvir sa curiosité, développer ses dons, tester ses capacités sociales (3).
Autrement dit, tout se passe comme si les sociétés traditionnelles voulaient à tout prix empêcher le retour de l’œdipe et fixer l’individu au stade qu’il a atteint juste avant l’éveil pubertaire.
En effet, la réactivation du complexe d’œdipe caractérise l’un des premiers travaux psychiques de l’adolescent(e).
Complexe d’œdipe ou la fin symbolique du rite initiatique
Revenons un instant sur le mythe œdipien pour tenter de comprendre en quoi il préfigure symboliquement à la disparition du rite initiatique et de la société traditionnelle, au profit d’une société individualiste basée sur l’expérience personnelle au dépend de l’expérience collective.
Le mythe d’œdipe est considéré comme l’un des plus complet mythe politique en ce sens qu’il reprend les thèmes majeurs de l’investiture royale dans la Grèce antique, comme le souligne Jean Joseph Goux dans son ouvrage « l’œdipe philosophe». La portée de ce texte tient à de l’analogie que l’on peut faire entre les rites d’intronisation et les rites d’initiation pubertaire.
A la différence des autres héros mythiques, son accession au trône n’a pas été légitimée par la traversée des rituels initiatiques « classiques ».D’une part le motif de l’épreuve imposée par un roi est absent. A la place, on trouve le meurtre d’un roi qui est le père du héros. D’autre part, la confrontation risquée avec un monstre femelle présente les irrégularités suivantes:
1. Pas d’assistance des dieux; ni Athéna ni Hermès ne sont présents pour aider le héros.
2. Pas d’assistance des mortels; ni conseil d’un sage devin, ni aide d’une fiancée.
3. Pas d’échelonnement des épreuves conduisant à la victoire décisive.
4. Pas de mobilisation de la force physique mais profération d’un seul mot, « l ‘homme » d’où le corollaire du suicide du monstre, remplaçant son meurtre proprement dit.
5. Mariage, non avec la fille d’un roi, mais avec sa propre mère.
C’est ce qui autorise J.J. Goux à qualifier de « déréglé » le mythe d’œdipe, que Hegel considère comme la naissance de la philosophie moderne.
Commentant le passage de l’énigme, il écrit : « Oedipe devant la Sphynge… Dans le face à face du monstre obscur qui pose des énigmes et de celui qui répond l’ « homme » victorieusement, se condense un pas historique décisif, un seuil de la pensée, un tournant de l’esprit. L’homme est enfin au centre.
C’est pourquoi Hegel, de cet épisode mythique, a fait la scène primitive de la philosophie. Œdipe est l’inventeur de cette posture nouvelle, promise à un grand avenir, et qui singularise l’Occident… »
Déréglé, Œdipe l’est en effet si on le compare aux souverains qui ont accédé au pouvoir au terme des épreuves imposées par la tradition.
S’il est bien ce héros de la raison et de l’autonomie, s’il est le premier individu à se revendiquer d’un Je qui s’identifie à ce qu’il pense et dit en son nom propre, il faut bien voir, et c’est la thèse de J.J. Goux, que le saut ainsi accompli équivaut effectivement à rejeter la tradition et le sacré qu’elle préservait, à tuer le(s) père(s) et à (ré)ouvrir les chemins régressifs qui (ra)mènent à la mère des origines (5).
On comprend pourquoi la disparition définitive des rites de passage consacre le saut de la culture traditionnelle, patri- ou matriarcale, à une société moderne (certains diront post-moderne), filiarcale, et pourquoi aussi le prix à payer est la névrose, ou la psychose ou encore le cas-limite, tous témoins du « malaise dans la civilisation ». Pour citer une dernière fois JJ Goux a propos de la mort symbolique du rite initiatique : « Jamais plus l’homme moderne ne franchira le seuil en une épreuve décisive qui tranche d’une façon sanglante les enroulements du serpent-mère sous l’injonction d’une autorité mandatrice et avec l’aide des dieux et des sages. Son destin sera la liminalité prolongée; dans un procès auto-initiatique inachevable, ouvert, indécidable. La subjectivité de la modernité, filiarcale, est celle de la liminalité devenue un processus sans terme, et non plus un passage. C’est toute l’existence qui est un seuil critique. L’inachèvement, l’ouverture du trajet héroïque, ébranle, dépasse, la stabilité patriarcale ».
En quoi cela se rapproche-t-il de notre problématique : l’adolescence? Simplement pour constater que le passage à l’âge adulte en occident semble de moins en moins régit par la société mais par l’individu lui-même. Le passage de l’enfance à l’âge adulte ne semble plus marqué par un stade, mais par un mode de passage continu à l’inverse des sociétés traditionnelles. A l’adolescent de trouver des équivalents, des « rites intimes de passage et de fabrication du sens » selon l’expression de David Le Breton.
Et à ce titre, les conduites à risques constituent une réponse possible, comme « un chemin de contrebande pour se construire une identité en se confrontant aux limites, qu’elles soient sociales ou individuelles » (14).
En outre, Œdipe marque de façon symbolique le premier rite de passage « perverti » ou « dénaturé » comme nous venons de le voir. La consommation d’alcool chez les adolescents peut dans une certaine mesure avoir valeur de rite, parfois initiatique dans un contexte particulier (fêtes de famille, examen, mariage..) mais également perverti lorsqu’il n’a aucune valeur socialisante.
Dans le prochain article, nous parlerons de ce qui peut dans nos sociétés être apparenté aux rites de passage, puis nous reviendrons sur les conduites à risque, en posant la question de leur symbolique. Nous essayerons de comprendre en quoi ces conduites peuvent être considérées dans une certaine mesure comme des équivalents moderne de rite de passage, en mettant en lumière les forces et limites de cette comparaison.
Peut-on considérer que l’accès au monde du travail pour un jeune est un ryte de passage vers l’âge adulte. Comment l’expliquer et quels seraient les caractères singuliers de ces épreuves?
J’écris un mémoire universitaire et j’aimerais mieux appréhender cette démarche initiatique de jeunes adultes sortant d’IME encore adolescents accédant en ESAT ( premiêre étape ) et plus tard accédant à une insertion en milieu ordinaire ( 2 eme étape ). Peut-on parler de ryte de passage avec ces émancipations successives