Pour son cours intitulé « sécurité, territoire et population » au Collège de France, Michel Foucault explique avec brio, dans la leçon du 25 janvier 1978, les notions de « normation » et de « normalisation ». Voici un resumé de cette leçon particulièrement intéressante.
Pour Kelsen, tout système de loi se rapporte à un système de normes. Cependant, pour Foucault, ce rapport aux normes ne peut être confondu avec les procédés, les codifications et règles. Pour Foucault, il existe dans les marges du système de lois ,et parfois même à contresens de celui-ci, une technique de normalisation.
La discipline décompose les lieux, les individus, les gestes, les actes, les opérations en éléments qui sont suffisants pour être perçus et modifiés. En outre, la discipline classe ces éléments en fonction d’objectifs. Par exemple, quels sont les ouvriers les plus aptes à cette tâche ? Ensuite, la discipline établit les étapes et procédés optimaux pour parvenir à l’objectif fixé. Enfin, la discipline détermine les codes et règles de dressage et de contrôle afin de déterminer qui est inapte et qui ne l’est pas, qui est normal et qui anormal. L’opération de la normalisation disciplinaire consiste donc à essayer de rendre les gens et les actes conformes au modèle, le normal étant précisément ce qui peut être conforme à la norme. La norme a donc un pouvoir descriptif. C’est pourquoi pour Foucault les techniques disciplinaires font plutôt référence à une normation plutôt qu’une normalisation.
Foucault prend l’exemple de la variole et de la vaccination de la variole, apparus vers 1800. La variolisation et la vaccination ont permis de penser le phénomène en termes de calcul des probabilités, le support mathématique ayant été un agent d’intégration à l’intérieur des champs de rationalité acceptables. Avant le 18ème siècle, la variole et les maladies étaient considérées comme maladie substantielle ou régnante, c’est-à-dire faisant corps avec un lieu, une époque, des personnes, une manière de vivre. Avec les nouvelles techniques de quantification , la maladie cesse d’être considérée comme régnante ; les calculs des différentes éventualités de mort vont faire apparaitre une distribution de cas au sein de la population. Le cas n’est pas individuel, c’est une manière d’individualiser le phénomène collectif de la maladie, d’intégrer à la notion d’un champ collectif les phénomènes individuels.
Cette quantification fait apparaitre la notion de risque, le risque d’attraper ou non la maladie en fonction de critères, c’est-à-dire de différences entre les individus. Il y a donc des risques différentiels mettant en avant des espaces, soit des zones plus ou moins dangereuses. La notion de danger est donc liée à cette quantification. Enfin, elle met en exergue la notion de crise, c’est-à-dire un phénomène d’emballement, de multiplication des cas qui ne peut être enrayer que par l’intervention d’un mécanisme naturel et supérieur pour le freiner.
Alors qu’avant la vaccination la police médicale tendait seulement à partager la population entre ceux qui étaient malade et ceux qui ne l’étaient pas en isolant ceux qui étaient malade, la vaccination va permettre de considérer la population dans son ensemble. En considérant toute la population, la quantification va permettre de déterminer un coefficient de morbidité probable, c’est-à-dire un taux de mortalité normal. Une analyse plus fine va ensuite permettre de distinguer différentes normalités afin de les comparer les unes aux autres. La technique va donc consister à comparer la courbe normale, générale, aux autres courbes (par exemple la courbe de la mortalité infantile de la variole par rapport à la courbe de mortalité infantile générale). C’est donc en fonction de ce qui est normal ou anormal que l’on va déterminer quelle est la norme et ainsi faire jouer les techniques de normalisation, c’est-à-dire comparer et modifier les différentes distributions de normalité de manière à ce que celles étant les plus défavorables soit ramenées à celle plus favorable. « La norme est un jeu à l’intérieur des normalités différentielles. » C’est le normal qui est premier et c’est la norme qui en est déduite, soit le contraire de la normation.
Pour Foucault, la développement de la ville a été un phénomène majeure, un renversement caractéristique des changements qui ont eu lieu entre le 17ème et le 19ème siècle. En effet, la ville a été marquée par le développement d’une certaine autonomie de gouverner indépendamment des grands pouvoirs d’organisation du territoire qui s’étaient développés depuis la féodalité. Il a donc fallu developper de nouveaux mécanismes de pouvoir dont la forme s’inscrit dans ce que Foucault appelle les mécanismes de sécurité. Il s’agissait donc de concilier le fait de la ville et le besoin de circulation avec la légitimité du souverain.
Le but du souverain a toujours été, à l’image du Prince de Machiavel, de conserver le pouvoir, c’est-à-dire d’assurer la sureté du souverain sur le territoire. Avec le développement de la ville, l’objectif n’est donc plus la sureté du souverain, mais éviter les dangers inhérents à la circulation, c’est-à-dire les dangers inhérents à la population. Le rapport d’obéissance entre la volonté supérieure, le souverain, et le peuple continue a exister, mais le mode de régulation évolue : il s’agit d’une régulation entre les volontés soumises, en faisant jouer « les éléments de réalité » entre eux. Il s’agit donc d’une annulation progressive des phénomènes par les phénomènes, et non plus sous la forme d’interdits.
Ce changement fait apparaitre un niveau où l’action de ceux qui gouvernent est nécessaire et suffisante. Ce niveau ce n’est pas la totalité effective et point par point des sujets. L’idée du panoptique (un principe de surveillance faisant jouer sa souveraineté sur tous les individus) est donc révolue. Il s’agit plutôt d’individualiser l’ensemble des mécanismes qui vont rendre pertinente l’action du gouvernement tout en faisant jouer les rapports collectifs/individus, corps social/fragment élémentaire. C’est donc une nouvelle économie de pouvoir.
La population avait auparavant toujours été considérée comme faisant partie des richesses du souverain. Elle était considérée comme une richesse si elle était obéissante et travailleuse. A partir du 17ème siècle, la population est considérée comme le principe même de la dynamique de puissance de l’État, un élément qui conditionne tous les autres. Mais pour qu’elle soit à la base de la richesse, il faut un appareil réglementaire qui veille à ce que la population travail où il faut et comme il faut. C’est la vision mercantiliste du 17ème siècle, qui considère la population sur un axe sujet-souverain, la population étant composée de sujets de droits, sujets soumis à une loi.
A partir du 18ème siècle, la vision de la population change. La population vient à être considérée comme un ensemble de processus qu’il faut gérer dans ce qu’ils ont de naturel. La naturalité de la population, c’est sa dépendence d’une série de variables : le climat, l’intensité du commerce, l’entourage matériel, l’état des subsistances, les valeurs morales ou religieuses, les lois et droits du législateur,etc. Les variables de la population échappe donc à la volonté du souverain et donc que le rapport entre le souverain et la population ne peut être basé uniquement sur l’obéissance. Cependant, il est possible pour le souverain de modifier la nature de la population, de l’influencer. C’est cette naturalité qui est repérée par les analystes et qui est accessible a des agents et des techniques de transformation. Il s’agit donc de modifier, par le calcul des facteurs éloignés de la population dont on sait qu’ils peuvent agit sur la population, par exemple les importations, les flux de monnaie. Il faut comprendre le moteur d’action de la population, qui est le désir.
Le désir, c’est la recherche de l’intérêt par l’individu, mais qui favorise l’intérêt général de manière naturel (ou non et dans ce cas les agents régulateurs vont chercher à la canaliser). Le problème du souverain n’est donc plus de savoir comment dire non ou avec quelle légitimité il peut dire non (comme le font les théoriciens du droit naturel comme Hobbes ou Rousseau), mais plutôt comment dire oui, c’est-à-dire qu’est ce qui va stimuler le désir et l’amour propre afin de produire des effets bénéfiques. C’est la conception de la philosophie utilitariste. Or, les phénomènes liés à la population sont dépendants de variables complexes qui peuvent être quantifiables et donc modifiables. Ce n’est pas contre la population que le gouvernant doit intervenir mais c’est à l’intérieur et à l’aide de cette nature que le souverain doit intervenir en deployant des moyens réfléchis de gouvernement. La population ‘est alors plus seulement l’espèce humaine mais un public, notion capitale au 18ème siècle, c’est-à-dire un ensemble d’opinions, de comportements, d’habitudes, de craintes, de préjugés, d’exigences, etc.
Il y a donc un glissement certain pour désigner l’autorité, à mesure que la notion de population évolue, du souverain au gouvernement, jusqu’à ce qu’on puisse dire « le roi règne mais ne gouverne pas ». Cette évolution de la notion de population a également fait évoluer la notion d’économie, qui ne vient plus seulement à considérer l’analyse des richesses et ressources, mais devient économie politique qui considère la population au cœur de son analyse. Que ce soit Malthus ou Marx, le sujet-population reste le même, même si Marx tente d’évacuer cette notion en la transformant en une forme historico-politique de classe. En biologie, cette évolution est la même, en passant du repérage des caractères classificateurs à l’analyse interne de l’organisme à l’analyse des constitutives et régulatrices de cet organisme avec le milieu de vie. Ainsi Darwin a montré que c’était la population le médium entre le milieu et l’organisme avec tous les effets propres à la population : mutations, éliminations, etc.
« Il y a donc eu un jeu incessant entre les techniques de pouvoir et leur objet qui a petit à petit découpé le réel, avec pour « champ de réalité » la population et ses phénomènes spécicifiques. C’est à partir de la constitution de la population comme corrélatif des techniques de pouvoir que l’on a pu voir s’ouvrir toute une série de domaines d’objets pour des savoirs possibles. En retour, c’est parce que ces savoirs découpaient sans cesse de nouveaux objets que la population a pu se constituer, se maintenir comme corrélatif privilégie des mécanismes modernes de pouvoir. » Finalement, l’Homme n’est rien d’autre que tel qu’il a été pensé et défini par les sciences dites humaines du 19ème siècle, soit une figure de la population. A partir du moment où a emergé la notion de population dans l’art de gouverner, alors est née la notion d’homme.
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